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traduction française de textes anglais; éditoriaux; revue de presse


Emmanuel Todd : "L’Europe n’est plus le monde d’une démocratie libérale égalitaire"

Publié par Emmanuel Todd sur 28 Janvier 2015, 22:05pm

Catégories : #Lordon Sapir Todd

Emmanuel Todd : "L’Europe n’est plus le monde d’une démocratie libérale égalitaire"

http://www.marianne.net/emmanuel-todd-europe-n-est-plus-monde-democatie-liberale-egalitaire-230115.html

Emmanuel Todd : "L’Europe n’est plus le monde d’une démocratie libérale égalitaire"

Dimanche 25 Janvier 2015 à 5:10

Propos recueillis par Régis Soubrouillard

Journaliste à Marianne, plus particulièrement chargé des questions internationales

Ce dimanche, la Grèce se rend aux urnes. Sauf surprise, les élections législatives devraient conduire au pouvoir le parti de gauche Syriza; A l'occasion de ce scrutin, le démographe et anthropologue Emmanuel Todd analyse les conséquences du vote grec et l'effondrement du système démocratique européen sous le joug d'une Allemagne dont la logique de puissance devient de plus en plus, selon lui, "autoritaire".

Marianne : Vous ne vous êtes pas exprimé depuis la tuerie de Charlie Hebdo, pourquoi ne vous-a-t-on pas entendu sur ce sujet ?

Emmanuel Todd : Je refuse, en France, en effet, tous les entretiens sur sa signification et ses conséquences. Le niveau de saturation unanimiste des médias est tel qu'il rend l'analyse sociologique et critique inutile. J'attends le retour au calme pour éventuellement m'exprimer. Dans le contexte de cet entretien, qui nous ramène à la réalité des problèmes de la France, je suis quand même content de rappeler que taper sur l'islam ne résoudra pas le vrai problème des élites françaises : l'obéissance à l'Allemagne.

L’hebdomadaire allemand Der Spiegel révélait début janvier que l’Allemagne ne serait pas opposée à la sortie de la Grèce de la zone euro en cas de victoire de la coalition de gauche radicale (Syriza) aux prochaines élections. Depuis, Angela Merkel a néanmoins souhaité que la Grèce continue à faire partie de l'histoire européenne. Comment comprenez-vous que l’Allemagne agite ainsi le chiffon rouge de la sortie de la zone euro ?

Le vrai drame pour les européistes, c’est que la Grèce sorte de l’euro, et qu’après elle aille beaucoup mieux. A court terme, cela va être dur, mais une sortie de l’euro sera comme une révolution sociale. C’est quelque chose qui n’a jamais été modélisé, Jacques Sapir est allé très loin sur le plan de la prévision économique. Mais au-delà de l’économique, une sortie de l’euro serait un choc culturel. C’est comme un phénomène de remise en mouvement social et un pays qui est dans un tel processus finira toujours par aller mieux. C’est ça le risque pour l’Europe, c’est de voir renaître la vie à ses portes. C’est bien pour ça qu’ils feront tout ce qu’ils pourront pour les garder, la « menace » de Merkel n’a qu’une visée électoraliste. Car la sortie de la Grèce de l’euro, c’est la fin du système.

Mais en affirmant qu’elle est prête à sortir la Grèce de l’euro, l’Europe ne révèle-t-elle pas sa vraie nature anti-démocratique ?

Ce que l’on voit à travers ça c’est que l’Europe n’est plus le monde d’une démocratie libérale égalitaire. L’Europe prend la forme d’un empire avec en son cœur une démocratie ethnique. Les peuples européens ne sont plus tous égaux. Il y a une démocratie qui fonctionne : l’Allemagne avec Merkel qui est soutenue par sa population, de manière un peu particulière parce qu’elle pratique l’union de la gauche et de la droite. Les mécanismes démocratiques fonctionnent en interne dans le pays dominant mais les règles démocratiques, le droit de vote par exemple, ne s’appliquent plus vraiment aux peuples dominés de la périphérie. L’anthropologue belge Pierre Van den Berghe appelait ça une « herrenvolk democracy » et l’utilisait pour l’Afrique du Sud et les États-Unis avant la déségrégation. C’est un système de gouvernement dans lequel le système démocratique est accaparé par un groupe ethnique, tandis que les groupes dominés sont privés de leurs droits. Appliqué à l’Europe, on voit bien, que quand les Allemands votent, c’est important, mais quand les Grecs votent, ça ne doit plus compter. Comme lorsque les Français ont voté contre le Traité Constitutionnel Européen en 2005. En ce moment, on est entre deux mondes, les gens ne s’en rendent pas encore compte, notamment parce que même dans les pays dominés, il existe des élites oligarchiques qui se chargent d’appliquer le modèle du pays dominant. Il y a une tendance anti-démocratique latente partout. C’est une « Europe allemande » mais qui ne peut fonctionner en tant que telle que parce que c’est une Europe oligarchique.

Comment expliquez-vous la passivité des populations, si l’on écarte bien sûr les exceptions Syriza et Podemos ?

Cette dérive antidémocratique est pour l’instant globalement acceptée parce que l’Europe est encore riche et qu’il y a quelque chose dans l’évolution de toutes les sociétés qui mène à l’inégalité. Le point fondamental, c’est la dimension éducative. Tout le monde savait lire et écrire, cela produisait un esprit égalitaire dans toute la société mais le développement de l’éducation supérieure fait qu’on a une population tronçonnée sur le plan éducatif. Il y a maintenant des gens qui se croient soit supérieurs, soit secondaires, soit primaires. Elitisme et populisme règnent. En théorie, les gens sont toujours favorables à l’égalité, mais dans leur façon d’être, ils ne sont plus très égalitaires. Il faut ajouter à cela le vieillissement des populations. L’oligarchie est un monde de diplômés supérieurs et de vieux. Avec cette bizarrerie que les vieux, survivants de l’âge de l’éducation primaire, ne sont pas tellement diplômés. Ce système oligarchique sera toléré par mollesse jusqu’à ce que la baisse du niveau de vie devienne trop violente pour les jeunes, pour les vieux et pour les surdiplômés.

Pourquoi cet enfermement dans une politique d’austérité qui ne cesse de montrer ses limites ?

L’échec de l’euro est catastrophique, l’Europe est engluée dans une crise dont elle ne sortira jamais. La politique d’austérité allemande est étrange et j’ai du mal à la comprendre. Ce peut-être un effet de sénilité (la population allemande est la plus vieille d’Europe), ce peut-être de la simple bêtise, ce peut-être une variété schizophrénique de comportements économiques dans le cas de la population allemande. Pour ce qui concerne les élites dirigeantes, je pense qu’on est dans le registre de la perversité : la politique austéritaire assure la domination de l’Allemagne créditrice et la soumission des peuples périphériques débiteurs. J’ai une vision anthropologique de l’Allemagne où la famille était autoritaire et inégalitaire et je suis presque horrifié de voir ce pays incapable de sortir de ses valeurs traditionnelles autoritaires et inégalitaires. En tant que citoyen, j’aimerais vraiment me tromper. En tant que chercheur, je crois quand même que l’Allemagne est en train de vérifier mon modèle historique. Si l’heure était à la plaisanterie, je dirais que l’Allemagne travaille à ma gloire.

Vous voulez dire que l’Allemagne reste un peuple dominateur ?

L’Allemagne a donc une culture autoritaire — comme le Japon, par exemple, pays que j’adore —, ce qui montre que ce n’est pas du tout une insulte dans ma bouche. Le problème des cultures autoritaires quand elles sont en situation de puissance relative par rapport à leur environnement, c’est que tout le monde s’y sent bien sauf les leaders. Chaque personne qui a une personne au-dessus d’elle sait ce qu’elle doit faire. Le problème se pose en haut pour les personnes qui ont des capacités de décision très importantes, ce qui est le cas en Allemagne dans l’espace européen. On constate chez les personnes qui n’ont plus personne au-dessus d’elles des dérives psychiques. C’est ce qui se manifeste dans l’histoire allemande, par exemple avec Guillaume II : l’Allemagne qui est devenue la première puissance européenne entre dans une phase d’hubris, le délire mégalomane des héros grecs. Aujourd’hui, les leaders ont un problème d’incertitudes sur les buts à suivre et inévitablement, l’effet du vide est la recherche de puissance. C’est quelque chose de difficile à comprendre par un Français car en France tout le monde veut être chef, donc en France, les problèmes des chefs réels sont d’une toute autre nature.

Et pourtant les élites françaises ne cessent de nous vanter le modèle allemand…

Les élites françaises ont, en effet, une énorme responsabilité dans la reprise de la dérive allemande car elles se sont mises à la remorque d’un pays qui n’a pas de véritable direction autre qu’une logique de puissance. Sans doute que 2014 aura d’ailleurs été l’année de la prise de conscience de cette dérive hégémonique de l’Allemagne. Même les Américains sont en train de comprendre qu’ils vont avoir un rival stratégique. En revanche, les dirigeants français se font des illusions. Leur attitude se résume à quelque chose comme « C’est un peu dur l’hégémonie mais le plus dur est fait ». Ils ne voient pas que l’état actuel de l’hégémonie allemande n’est pas l’état final de l’hégémonie allemande. Ce n’est que le début d’un processus de dérive autoritaire ! C’est une stratégie de puissance qui n’est pas complètement absurde mais nos dirigeants ne voient pas que c’est un processus de domination dynamique. C’est-à-dire qu’aujourd’hui nos ministres vont prendre des consignes à Berlin, mais bientôt les affaires de la France se règleront par e-mails. Les humiliations ne font que commencer. Notre classe dirigeante — gauche et droite confondues — vit dans une humiliation acceptée. Je suis conscient que beaucoup d’Allemands seront un peu blessés par ma façon de parler mais je sais aussi que beaucoup d’entre eux sentiront que je connais très bien leur culture et leur pays et que je les prends au sérieux. Il m’arrive de me demander si les dirigeants allemands ne se sentiraient pas mieux avec des dirigeants français me ressemblant. Dans ses doutes et son incertitude, la classe dirigeante allemande a besoin d’une classe dirigeante française partenaire et non en état de servitude volontaire.

Vous ne croyez pas du tout à un déclin de l’Allemagne. Que ce déclin soit lié à ses problèmes démographiques ou à la dégradation relative de sa situation économique récente ?

À long terme, la situation démographique de l’Allemagne est catastrophique et une domination éternelle est inconcevable. Mais quand on se limite à cette interprétation, on fait du « démographisme » : on déduit quelque chose de trop simple de la très basse fécondité allemande. La population allemande aurait dû diminuer depuis vingt ans. Ce n’est pas le cas. Ce que l’on ne veut pas voir c’est que l’Allemagne est le premier pays d’immigration européen. L’Allemagne, qui est méprisante vis-à-vis des Grecs et des Espagnols, accueille cette main d’œuvre, ouvriers et cadres, dans ses industries. Dans la stratégie économique allemande, il y a la recherche de main d’œuvre sous deux formes : l’immigration simple et la prise de contrôle des populations actives qualifiées de l’Est européen, c’est-à-dire l’utilisation de mains d’œuvre qualifiées formées par le communisme en Pologne, Tchéquie, etc. C’est pour cela que je lis l’affaire ukrainienne comme partie d’une stratégie allemande pour prendre le contrôle d’une partie de la population active ukrainienne. La désintégration en cours de la société ukrainienne pourrait assurer des années d’équilibre démographique et d’hégémonie allemande.

Si l'on suit ce modèle historique, y a-t-il quand même un moment où la France dit non ?

On va voir. Les populations sont d’un genre nouveau. L’oligarchie est un monde de vieux. L’âge médian allemand c’est 44 ans, en France 40 ans, cela donne des corps électoraux supérieurs à 50 ans. Ca n’incite pas à l’optimisme...

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